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A kékszakállú herceg vára
Le château de Barbe-Bleue, opéra de Béla Bartók
Deux premières attirent ce soir le public parisien au Palais Garnier – plutôt une, s’agissant de la réunion de deux ouvrages lyriques en une seule trame. En effet, à partir du Château de Barbe-Bleue et de La voix humaine Krzysztof Warlikowski et son équipe (Felice Ross aux lumières, le vidéaste Denis Guéguin, Claude Bardouil pour la chorégraphie, enfin Małgorzata Szczęśniak pour les costumes et les décors) ont imaginé un spectacle d’un acte reposant sur l’inversion des caractères attendus de pièces à la nature particulièrement opposée. Ainsi le chef-d’œuvre de Bartók voit-il sa profondeur et son drame atténués dans une esthétique confortable, quand le monodrame de Poulenc est artificiellement hissé au rang de thriller improbable. Il se pourrait peut-être que la démarche soit habile.
Pour cette accumulation illustrative, Warlikowski convoque un prestidigitateur vampirisant de vieilles dames, des double-vitrines en miroir intérieur, un enfant magicien, la Bête de Cocteau, sans oublier un gentil lapin blanc. Nul besoin de craindre le pire : ici, les portes de la légende sont inoffensives autant qu’inefficaces, et c’est bien plutôt la rupture sentimentale qui tente de remuer les estomacs – sauf qu’il ne s’agit que de cela, une banale rupture sentimentale, quand bien même les maîtres d’œuvre de la soirée réhabilitent l’inutile passage du chien, par-delà la volonté même du compositeur français qui, sur le conseil avisé de Denise Duval, en fit l’impasse [lire notre critique de l’ouvrage d’Hervé Lacombe], et ensanglantent le mensonge des « voisins qui jouent du gramophone à une heure pareille ». Quelques images demeurent, cependant, comme souvent dans les productions du metteur en scène polonais, dont on lui sait gré.
En un peu moins de deux heures s’enchaînent le poème de Béla Balázs (1910) et la prose de Jean Cocteau (1930), leur disparité de style n’occasionnant rien d’autre qu’une curieuse interrogation sur la qualité de chacun : ce que, lors d’une master class récente (avec Alexandre Tharaud), la créatrice du rôle appelait la « gouaille Piaf » de l’opéra de Poulenc fait flop après la « déclamation de Debussy, le chant populaire hongrois et les premières mélodies publiées de Kodály » dont s’inspira Bartók pour construire le ton du conte – Claire Delamarche, Béla Bartók, Fayard, 2012 [lire notre critique de l’ouvrage] –, un ton qu’assez curieusement cette gouaille déplacée rend a posteriori grandiloquent. Dommage…
Gardons de ce moment ce qu’il en faut garder, à savoir la magistrale incarnation d’Ekaterina Gubanova, Judit exceptionnellement bien chantante comme l’on en rencontre que très rarement. La couleur vocale est infiniment riche et expressive, d’une qualité que ne dépareillent jamais les passages de registre ; la ligne est toujours grandement soignée, à la faveur d’une émission des plus aisées.
La mémoire ne s’encombrera ni d’un Barbe-Bleue instable, à l’intonation parfois même aléatoire, ni d’une « téléphoneuse » peu compréhensible, contorsionniste jusqu’à l’anecdote et, elle, toujours fausse. C’est donc en fosse qu’il faut avancer l’oreille : les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris font bénéficier les deux opus d’un précieux dessin. Cruellement distrait, Esa-Pekka Salonen omet l’indicible mariage des timbres inventé par le Hongrois – ah, Tito Ceccherini à Toulouse [lire notre chronique du 2 octobre 2015] ! Sa Voix humaine « fonctionne », elle.
BB